16 000 camions évités grâce à la coopération franco-allemande
Afin d’éviter un report modal vers la route, les équipes de Rail Logistics Europe ont organisé, en plein mois d’août, un détournement de centaines de trains de marchandises de l’Allemagne vers la France. Retour sur cette opération spéciale avec Benoît Fischer, Directeur Projets et Méthodes chez Captrain France.
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Version synthétiqueEntre le 9 et le 30 août 2024, une desserte exceptionnelle a été mise en place sur la ligne Strasbourg - Lauterbourg pour faire passer en France les trains de marchandises déviés en raison d’une coupure de travaux sur le réseau ferroviaire allemand. Couronnée de succès grâce à l’implication d’une douzaine d’acteurs du ferroviaire différents, cette opération de détournement a démontré l'importance de la coopération ainsi que la résilience du fret. Benoît Fischer, Directeur Projets et Méthodes chez Captrain France, revient avec nous sur le déroulement de cette production ferroviaire ponctuelle.
478
circulations organisées grâce à ce détournement
100
tonnes de CO2 économisées
16 000
camions en moins sur les routes
Pourquoi cette opération de détournement a-t-elle été lancée ?
Le réseau allemand avait prévu de longue date de réaliser des travaux au niveau de la gare de Rastatt, de l’autre côté de la frontière, afin d’installer un nouveau poste d’aiguillage et de sécuriser la voie et les tunnels. La circulation allait donc être coupée sur les deux voies de la ligne pendant trois semaines, et il s’agissait pour DB Infrago, le gestionnaire du réseau ferroviaire allemand, de trouver des solutions pour dévier les trains de marchandises circulant habituellement en Allemagne via la France, sur la ligne Strasbourg-Lauterbourg.
De combien de trains parle-t-on ?
Environ 200 trains de fret circulent chaque jour sur cet axe. Une première option consistait à détourner les trains sur le sol allemand. Mais celle-ci ne permettait pas de transporter des semi-remorques P400, ni d'absorber l’ensemble de la capacité des trains déviés. Il fallait donc trouver un deuxième itinéraire, et la solution du détournement via Lauterbourg s’est imposée. Finalement 50% des trains prévus ont été supprimés, 25% ont circulé via l’itinéraire en Allemagne, et 25% en France.
Depuis combien de temps cette opération est-elle préparée ?
Les Allemands ont commencé à la préparer il y a trois ans, et cela fait un an et demi, voire deux ans, que nous travaillons sur la coordination du projet. Ils ont décidé de monter un « shuttle », soit un train-navette pour connecter Woerth-sur-le-Rhin et Offenbourg. De cette manière, les entreprises ferroviaires allemandes gardaient la responsabilité de leurs trains jusqu’à Woerth-sur-le-Rhin et jusqu’à Offenbourg ; au milieu, il fallait trouver deux entreprises ferroviaires pour se charger d’acheminer les trains entre ces deux points.
Et donc une société française…
Travaillant avec une société allemande. Le premier enjeu était de trouver les acteurs ferroviaires acceptant de prendre la responsabilité de ces trains sur ce segment. Côté allemand, c’est SBB Cargo International, avec sa filiale SBB Cargo Deutschland, qui a accepté, notamment parce qu’un de ses actionnaires, Hupac, avait énormément de trains concernés par ce détournement. Et pour cause, c’est le premier transporteur intermodal en Europe. Côté France, la Commission européenne et la Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités ont demandé au groupe SNCF de faire une proposition. Frédéric Delorme, le président de Rail Logistics Europe, s’y est engagé. En tout, onze entreprises étaient concernées, sans compter les gestionnaires d’infrastructures français et allemand, SNCF Réseau, et DB Infrago.
Combien de personnes ont travaillé sur cette opération ?
Quatre-vingts personnes ont été mobilisées pour la production du shuttle côté allemand. En pleine période estivale, on a dû trouver 11 locomotives, 33 conducteurs, 3 agents au sol, et du personnel encadrant opérationnel pour la production de ces trains. Or, aucune entreprise ferroviaire ne dispose de 33 conducteurs disponibles en plein mois d’août. Il fallait donc que différentes entreprises s’unissent pour trouver le personnel nécessaire pour cette opération. Comme Rail Logistics Europe n’a pas de certificat de sécurité, le choix a été fait de réaliser les trains sous le certificat de sécurité de Captrain France. Mais au sein de RLE, Fret SNCF et Captrain Deutschland ont également collaboré.
Comment s’est passée cette coopération franco-allemande ?
Des réunions régulières de préparation ont eu lieu entre les entités, avec un comité de pilotage sous l’égide de la direction industrielle de RLE. Puis nous avons organisé des retours d’expérience réguliers pendant la période, avec l’envie de relever ce défi logistique. Les échanges ont été fluides lors de la phase de préparation. Heureusement, car il a fallu régler de nombreux sujets techniques.
Quels types de défis se sont présentés ?
Les locomotives électriques allemandes n’étant pas autorisées en France, on a utilisé la procédure liée au transport de marchandises roulantes, et on les a fait rouler en queue de train, ce qui est inhabituel. Par ailleurs, elles circulaient sous avis de transport exceptionnel, ce qui est synonyme de nombreuses contraintes, mais on est parvenus à fluidifier ces circulations, et à détourner les trains via Hausbergen.
Avec quelles contraintes avez-vous dû composer ?
Pendant les heures de pointe, on ne pouvait pas passer par la gare de Strasbourg, donc il fallait faire un tête-à-queue, c’est-à-dire changer de côté la locomotive, pour continuer le parcours. SNCF Réseau a aussi dû s’adapter. Par exemple, la ligne entre Lauterbourg et Strasbourg est normalement fermée la nuit. Il a fallu l’ouvrir pour faire circuler les trains de marchandises.
Donc ceux-ci se sont insérés au milieu des trains de voyageurs…
Pendant cette période, on a fait circuler autant de trains de fret que de trains de voyageurs sur la ligne. Cela a fait réagir les riverains, qui souffrent du manque de trains d’ordinaire en circulation sur cette ligne du fait de sa vétusté. Mais là, c’était une opération coup de poing sur trois semaines. L’infrapôle Alsace avait préparé la ligne, en avançant les opérations de maintenance pour qu’elles aient lieu avant les déviations. Et puis il a fallu renforcer le gardiennage pour garantir la sécurité des passants car, à certains endroits, ils doivent traverser la voie ferrée dans ces gares. Sans parler des passages à niveaux sans barrières. SNCF Réseau a donc fait des campagnes de communication en amont, par voie de presse, à la radio ou via des tracts, afin de sensibiliser les habitants au fait que des trains circulaient exceptionnellement la nuit pendant ces trois semaines. Et heureusement, tout s’est bien passé.
Comment ont été réglés les enjeux d'interopérabilité ?
Nous avons utilisé des locomotives dotées des deux systèmes de sécurité : le PZB1 et le KVB2. Il fallait surtout que ce système soit actif et maintenu. Pour des raisons liées au coût de la maintenance, on ne maintient pas toujours le système allemand dans le temps. Côté Fret SNCF, il a donc été nécessaire de remettre en état ce dernier sur certaines locomotives. Enfin nous avons harmonisé les règles de composition et de freinage des trains.
Comment les conducteurs travaillaient-ils ?
Les conducteurs français et allemands restaient toujours par groupes de deux dans la locomotive. Malgré la barrière de la langue, ils se sont bien compris, ce qui montre que le ferroviaire est un langage universel. Cette dimension humaine a été très forte, de la préparation à la réalisation du projet. Les équipes ont été au rendez-vous, elles ont fait le maximum pour faire circuler ces trains, et ce, malgré d’importants retards.
Quelles leçons tirer de cette opération ?
C'est un succès, et ce à plusieurs titres : tout le monde, au sein des équipes, est heureux d’avoir vécu une expérience différente qui sort du quotidien. Et on a évité que 16 000 camions circulent grâce à ce détournement. Quand l’ensemble des entreprises ferroviaires, y compris concurrentes, se mobilisent, cherchent des solutions ensemble et travaillent main dans la main avec les gestionnaires d’infrastructures, on réalise de belles choses. Ce projet a prouvé à quel point le transport de marchandises est résilient.