Installation caténaires à St-Jean de Maurienne

Décarboner les petites lignes avec l’électrification frugale

Pour sortir du diesel sur les lignes à faible trafic, sans les électrifier en intégralité, nous misons sur l’électrification frugale. Le point sur cette solution innovante, durable et économique en compagnie de trois de nos experts.

Accélérer la décarbonation de nos « petites lignes » grâce à une nouvelle manière d’exploiter le système ferroviaire, tel est l’objectif de l’électrification frugale. Comment fonctionne ce modèle complémentaire au train à batteries ? Quels sont les défis techniques ? Où est-il déployé ? Explications avec Vincent Delcourt, Christian Courtois et Thomas Joindot.

Qui sont nos intervenants ?

Vincent Delcourt : 

directeur Performance, Stratégie et Intelligence Tech SNCF et pilote du cluster Énergie du réseau d’experts SNCF Synapses.

Christian Courtois : 

chef de département Traction Électrique de SNCF Réseau.

Thomas Joindot : 

directeur technique de SNCF Réseau.

En quoi l’électrification frugale est-elle novatrice ?

Christian Courtois (C.C.) : Cette nouvelle méthode de traction repose sur des équipements fixes et des matériels roulants complémentaires au diesel ou à l'électrique seul. Elle s’appuie, pour cela, sur le développement des trains à réserve d'énergie électrique. C’est un premier aspect. Le second se concentre sur ce que l’on pourrait appeler le « juste besoin », terme plus explicite que « frugal ».

Qu’entendez-vous par « juste besoin » ?

C.C. : Elle relève d’une démarche simple : identifier le besoin d'exploitation et y répondre de la manière la plus ajustée possible.

Vincent Delcourt : C'est dans ce sens-là qu'il faut entendre le terme « frugal ». Faire du frugal, ce n’est en aucun cas faire du low-cost. Cela revient plutôt à s'adapter aux besoins. Or, les besoins d'électrification ne sont évidemment pas les mêmes si on exploite des trains de fret lourds ou s'il s'agit d'une desserte à faible trafic. La question récurrente est donc : « Comment repensons-nous l'électrification au regard des besoins en alimentation énergétique de la ligne ? ».

Pourquoi cette solution est-elle viable ?

V.D. : Jusqu'à aujourd'hui, qui dit train électrique, dit forcément alimentation par caténaires. Mais les récentes innovations technologiques - le développement de la technologie batterie permet désormais au train d’embarquer une capacité énergétique - changent la donne. Il n'est plus nécessaire désormais d'électrifier l’intégralité d’une ligne. Ce qui est un atout considérable dans la mesure où les coûts d'électrification peuvent grandement varier selon les zones. La réflexion actuelle est donc celle-ci : le train à batteries n'a peut-être pas assez d'autonomie pour parcourir des centaines de kilomètres mais il est tout à fait capable de rouler plusieurs kilomètres sur des portions de voie qui seraient très onéreuses à électrifier. C'est donc bel et bien un nouveau modèle économique qui se dessine ici.

Elle s’inscrit dans une stratégie globale du Groupe…

C.C. : Oui, dans la décarbonation du ferroviaire, puisque nous avons la volonté de parvenir au « zéro émission nette » en 2050. Raison pour laquelle cette réflexion autour de l'électrification frugale concerne aussi bien le trafic de voyageurs que celui de marchandises. Il est peu cohérent aujourd’hui de voir des trains de fret circuler en diesel sous des caténaires. Or, cela s'explique par les quelques kilomètres jusqu'au point de chargement ou de livraison qui, eux, ne sont pas électrifiés - appelés « last mile ». Dès lors, pour éviter les coupures de locomotive juste avant d'entrer sur ces embranchements, il s’agit d’identifier la solution la plus simple pour les électrifier.

  • Nous visons

    -30%

    d’émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030

  • Le réseau compte

    1415 km

    de lignes électrifiées sur les 15 000 km de lignes de « petites lignes »

  • 15%

    du trafic ferroviaire s’effectue sur les parties non électrifiées du réseau

Quand l’idée d’électrification frugale a-t-elle germé ?

V.D. : Tout s'est accéléré au sein du groupe SNCF avec la « stratégie nationale bas carbone » (SNBC, ndlr) actée par l'État français en 2015. Cette feuille de route doit nous conduire, avec l’ensemble des pays de l’UE, à la neutralité carbone dès 2050. La part des transports étant importante dans les émissions de CO2, la SNCF s'est fixé d'emblée des objectifs ambitieux. Nous travaillons ainsi à une réduction de 30% des émissions de gaz à effet de serre (GES, ndlr) à l'horizon 2030. Les grandes entreprises comme la SNCF ont un rôle majeur à jouer et sont à la manœuvre pour construire cette trajectoire de décarbonation. Pour y parvenir, nous sommes persuadés qu'il n'existe pas de solution unique mais bel et bien plusieurs. L'électrification frugale en fait partie, à l'instar du développement du train hybride, à batteries et à hydrogène, ainsi que du biocarburant.

C.C. : Les Régions, en tant qu'Autorités Organisatrices des Mobilités (AOM, ndlr), soutiennent d’ailleurs pleinement cette politique de décarbonation.

Combien de « petites lignes » sont électrifiées ?

C.C. : Sur les 15 000 kilomètres existants, 1415 kilomètres sont électrifiés.

V.D. : D'où l'importance de déployer des solutions de décarbonation complémentaires, grâce au soutien des collectivités territoriales.

Quels critères pour électrifier ou non ?

C.C. : Deux typologies de lignes se dégagent : celles concernant le fret ferroviaire - avec l’objectif de doubler sa part modale - et les lignes dites d’intérêt régional au profit des TER mais aussi du développement des « services express métropolitains », soit des RER régionaux.

Avez-vous des exemples précis ?

C.C. : S’agissant du transport de marchandises, je pense au tronçon entre Chagny et Nevers ou à celui entre Amiens et Rang-du-Fliers. En gros, l'ensemble des lignes qui contournent Paris, au nord et au sud. Pour ce qui est du TER, nous déployons actuellement des trains à batteries entre Marseille et Aix.

Pourquoi avoir choisi le tronçon Aix-Marseille ?

C.C. : Le trafic y est extrêmement important. Le projet Marseille Gardanne Aix a pour ambition de transformer cette liaison en une ligne type RER. La Région avait ainsi lancé il y a 4 ans une étude sur les solutions existantes pour faire rouler un train électrique sans caténaires. Le choix s’est porté sur le train à batteries. L’idée consiste à profiter de la rénovation à mi-vie des trains de cette ligne qui sont des AGC bi-mode pour remplacer leurs deux moteurs diesel par des batteries.

V.D. : Nous aurions pu opter pour des trains hybrides mais la Région privilégiait une exploitation complètement décarbonée. Trois solutions existaient dès lors : tout électrifier - mais se posaient des questions de de financement - faire le choix de l'hydrogène ou l'électrification frugale. C’est bel et bien cette troisième solution qui nous est apparue la plus adaptée.

Qu’est-ce qui permet le rechargement des trains ?

C.C. : Seuls 6 kilomètres de caténaires complémentaires, hors zone de Marseille, sur la ligne sont nécessaires afin que le train puisse recharger ses batteries et poursuivre son voyage de manière autonome jusqu’à l’arrivée. Il devra aussi se recharger grâce aux sous-stations de charge construites en gare.

En combien de temps la charge se fait-elle ?

V.D. : Sur les points de recharge statiques, il faut compter entre 20 minutes et 30 minutes. Précisons que les trains n'arrivent pas nécessairement la batterie vide en gare d'Aix-en-Provence. Ce temps de rechargement est compatible avec les temps de stationnement des trains en gare.

Où en êtes-vous dans l’expérimentation ?

V.D. : Fin 2024, une dizaine d'AGC modifiés seront en circulation sur la ligne Aix-en-Provence - Marseille. On saute donc dans le grand bain du commercial et d'une exploitation réelle dans un temps très court entre la modification de toutes les rames et les tests de ces trains. Des tests que nous effectuons aussi avec quatre autres régions.

Des caténaires en plus, c’est plus de maintenance…

Thomas Joindot (T.J.) : Certes, mais le coût global, lui, va diminuer. On parle beaucoup de décarbonation mais la traction diesel a également un coût économique. Pour le fret, le coût tout compris au kilomètre varie dans un rapport de un à cinq entre une circulation électrique et une circulation diesel. Un opérateur ferroviaire n'a donc pas intérêt économiquement à rouler en thermique, du moins au regard du prix de l’électricité aujourd’hui en France.

Est-ce déclinable au fret ?

C.C. : Il existe des petits et des grands bi-mode (électrique caténaire/ thermique, ndr) mais tous roulent encore au diesel. Les locomotives à batteries puissantes pour le fret n'existent pas. Ces trains pesant entre 1 500 et 2 000 tonnes, il faudrait des wagons entiers de batteries pour les tracter.

V.D. : Des solutions alternatives commencent à émerger pour les engins de manœuvre et de triage avec des batteries et des piles à combustible. En revanche, aucune technologie ne nous permet actuellement de fournir autant de puissance qu'une génératrice diesel. Trouver de nouvelles solutions pour la traction longue distance fret fait partie de notre champ d'investigation technologique.

L'électrification représente un coût très important…

C.C. : « Très important », je ne sais pas ce que ça veut dire. C'est relatif. Par exemple, un train à hydrogène coûte 14 millions d'euros. Cela correspond au prix de 14 kilomètres de ligne à grande vitesse d'une durée de vie de cent ans et qui ne nécessite que très peu de maintenance.

Alors pourquoi ne pas électrifier tout le réseau ?

C.C. : Aujourd'hui, 85% du trafic ferroviaire roule sur les 50% du réseau qui sont électrifiés. Cela signifie que sur les 50% du réseau non électrifié, il n'y a que 15% du trafic restant. Si l’on se base sur cette équation toute simple, sans prendre en compte tous les avantages liés au développement du ferroviaire et sans une vision à long terme des investissements engagés, l’électrification complète paraît difficilement justifiable. Pourtant, il y a encore peu, les Régions étaient très volontaristes en matière d’électrification du réseau. Je pense notamment à la ligne Paris-Gretz-Troyes décidée par la région Grand Est. Il y a aussi la notion de maillage du réseau qui entre en compte : une nouvelle ligne électrifiée permet des détournements et de la disponibilité pour effectuer des travaux.

Tout est donc question d’équilibre…

T.J. : Il y a deux façons d’appréhender le sujet. La première, c'est celle de la vision système qui consiste à dire : « une électrification pour le gestionnaire d'infrastructures, c'est de la maintenance en plus ». En effet, l’entretien d’une caténaire engendre un coût, même s’il n’est pas très important. La seconde est de prendre davantage en compte les frais d’exploitation et de maintenance du matériel à traction thermique ou à hydrogène qui s’avèrent plus importants que pour les rames électriques. Il y a un équilibre à trouver, l’hydrogène ne peut être l’alternative à tous les projets d’électrification.

L’approche est donc globale ?

C.C. : On ne peut donc pas dire « Je ne fais que de l'infrastructure ou du matériel ». Il faut, au contraire, avoir une vision globale lors des phases d'études, prenant aussi bien en compte les questions d’investissement, de coût d’exploitation et d’empreinte carbone.

D’autres projets sont-ils en cours ?

V.D. : D’autres Régions suivent attentivement ce projet. Il est évident que les Régions qui se sont lancées dans l’expérimentation du train à batteries avec SNCF et Alstom seront actives dans le déploiement de cette solution sur leur territoire.